Ma chère Anna, Je t'écris cette lettre depuis ma chambre où le médecin m'a imposé un long repos pour cause de trouble hystérique et relâchement nerveux. Évidemment personne dans la maison ne compte porter le moindre crédit à ce qui m'est arrivé hier, et j'espère du fond du cœur que notre amitié, qui date de nos premiers jupons et rubans, sera assez profonde pour que tu sois convaincue que je n'ai nullement affabulé. Comme je t'en avais confié l'intention, je me suis rendue à la demeure du 48, Abascon Road. Tellement intriguée et fascinée par ce que les domestiques en disaient à voix basses, et dont les bruits semblaient courir à travers tout Éminence. Particulièrement suite aux disparitions de jeunes demoiselles qui faisaient la une des faits divers depuis quelques semaines. J'ai toujours été aventureuse au grand désespoir de Mère. Et vous savez comme les travaux d'aiguilles et autres conversations autour de la qualité du dernier arrivage de Earl Grey me lassent jusqu'au mépris. Aussi, c'est lorsque chacun fut endormi dans la demeure, que je me glissais en dehors. Ayant chapardé la tenue du jeune John, le valet de chambre de Père. Je tentais de m'habituer aux godillots plats de ce dernier qui heureusement se trouvait avoir de petits pieds. Après quelques errements, je tenais enfin une démarche assurée. Ma chevelure soigneusement attachée et camouflée par une de ces affreuses casquettes bon marché, j'avais, si ce n'est fière allure, au moins l'aspect d'un jeune domestique en quartier libre. Abascon Road n'est pas fort loin de notre bâtisse familiale, aussi me trouvais-je devant l'impressionnant portail de fer forgé assez prestement, trouvant ma tenue pratique si je devais escalader ce dernier pour me rendre à l'intérieur. Oh je vous en prie ne vous offusquez point trop de mon attitude cavalière, vous savez comme moi que la curiosité à ses raisons que les bonnes mœurs ne pourront jamais admettre. Et vous savez aussi parfaitement que votre regard de désapprobation ne me fera pas dire plus de Pater Noster à la messe de dimanche. Mais soyez rassurée d'une chose, je n'eus pas à faire le singe pour pénétrer le jardin, plongé dans le silence de cette nuit encore neuve. Alors que je frôlais de mes doigts l'armature de métal, un cliquetis retenti et le système d'ouverture céda de lui même m'offrant libre passage vers le parc sans lumière mais parfaitement entretenu de l'étrange demeure. Malgré l'obscurité de plus en plus compacte, je n'avais pas de mal à me figurer l'endroit devant lequel je m'étais de nombreuses fois arrêtée de plein jour. Au bout de l'allée dont les graviers blancs laissaient un ruban plus clair sur ma rétine que la végétation environnante, se trouvait endormi le fronton blanc et lisse. Je m'en approchais sans crainte lorsqu'une silhouette me fit sursauter. Je ris de ma sottise ma chère Anna. J'avais pris ridiculement peur d'une statue posée entre deux bosquets pour décorer les lieux. Cette dernière était la représentation d'une nymphe sortie du bain, occupée à sécher son corps nu d'un drapé figé dans la blancheur de l'albâtre. Son mouvement était si gracieux que je restais un instant admirative devant cette rencontre fortuite. Finalement sortie de ma contemplation par ce qui m'avait amené séant, je m'éloignais avec l'étrange impression que la nymphe me suivait du regard. N'est-ce-pas là, ma douce Anna, l'effet provoqué par toute bonne statue ? Enfin j'approchais la lourde porte de chêne sculptée et fut saisie de surprise lorsque tout comme l'imposant portail de l'entrée, celle ci s'ouvrit d'elle même. Invitation silencieuse et impérieuse à me faire entrer en son mystère. La curiosité qui m'avait amenée jusqu'ici ne faillit pas à me pousser plus loin. Et je me retrouvais dans le corridor, ayant juste le temps de me retourner pour apercevoir au delà de la porte, en train de se refermer comme elle s'était ouverte, une vague silhouette que mon imagination interpréta comme la nymphe courant par devers moi le bras tendu et le poing crispé. Un frisson dévala mon échine, mais je le chassais avec pragmatisme. Cela n'était rien d'autre que jeu d'ombre dans la semi obscurité. Sûre de moi, je découvrais donc ce nouvel espace comme luxueux et parfaitement tenu. Je souris en me rappelant des rumeurs domestiques qui chuchotaient que nulle âme n'avait été vu aller et venir dans cet endroit, ni pour entretenir le jardin, ni pour prendre soin de la demeure. Je m'attendais à voir arriver une mystérieuse équipe de nuit qui me saluerait et me reconduirait sans doute vers l'extérieur lorsque j'aurais fourni quelques mauvaises excuses à ma visite impromptue. Ainsi aurais-je pu revenir satisfaite d'avoir élucidé avec logique et réalisme l'affaire d'Abascon Road... et quelle bonne histoire à raconter pour pimenter un peu nos après-midi de confection habituellement si mornes ! Mais je ne croisais personne. Les flambeaux étaient tous allumés et les murs semblaient ne chuchoter aucun grattement, aucun craquement ni trahir aucune conversation alentour. Un silence parfait. Que l'on entend qu'au cœur de l'hiver, les nuits où plus aucun être n'ose élever le souffle face à la rigueur du froid. D'ailleurs, je me sentais gelée. Pourtant la porte s'était bien close, et j'espérais soudain que cette fermeture ne soit pas définitive, me séquestrant en dedans lorsque je souhaiterais me rendre en dehors. J'allais m'en assurer quand finalement un bruit parvint jusqu'à moi. Il s'agissait plutôt d'un très léger chuintement. Je terminais d'arpenter le corridor en direction de ce signal et parvins à un vaste escalier donnant sur un double palier de part et d'autre de ce dernier. J'entamais l'ascension le plus discrètement que je pouvais pour n'attirer l'attention que le plus tardivement possible sur ma présence. Le son se fit plus net et ressemblait à des pas de danses glissés sur un parquet lustré. Mais sans mélodie pour les accompagner. Je me dirigeais donc à pas feutrés vers ce qui me semblait en être la source, et poussais le battant d'une porte non close devant moi. La pièce plongée dans l'obscurité me fit cligner des yeux tandis que ses lampes s'allumaient d'elles-mêmes poussées par je ne sais quel mécanisme ingénieux. Pourtant nul danseur en ces lieux si ce n'est une charmante représentation de marbre d'une petite fille en tenue de ballet, parfaitement immobile au centre de la grande pièce au parquet ciré. Absorbée dans sa contemplation, je fus saisie par la qualité de ses détails et la profondeur de son expression. N'entendant plus de sons particuliers et étant certaine d'être seule dans les lieux, je me mis à le visiter sans gêne et avec grand plaisir. Chaque pièce détenait des trésors de bibelots, de livres rares, et de meubles aux essences précieuses. Je ne suis pas prête d'oublier telle opulence orchestrée par tant de goût. Je sentais pourtant une sorte de malaise grandir quand ayant fini de visiter les pièces de l'étage j'entrais dans une salle vide. Froide et sans tapisserie, elle semblait nue et en attente. Un engourdissement me saisit. Et une inquiétude se mit à chuchoter à mes oreilles. Je ne saurais te dire comment, Anna, mais j'avais la désagréable sensation que cette pièce-ci m'attendait. Comme tapie dans ses ténèbres, elle m'observait et désirait goûter mon être vivant, mouvant, chaud. Je me mis à reculer lentement, puis me positionnais le plus vite possible au delà de son seuil. Juste à temps. La porte se claqua brutalement, semblable à une mâchoire qui se referme sur le vide. Je dévalais l'escalier, heureuse de porter godillots et non bottines à talon. Je traversais le corridor sans chercher à me retourner. Au loin le chuintement des pas de danses avaient repris, puissants, tel un accompagnement, un encouragement peut être. Je me heurtais à la lourde porte. Comme je m'en étais inquiétée plus tôt elle ne voulait pas céder à l'ouverture. Sans trop savoir ce qui se rapprochait réellement, je sentais planer sur moi l'urgence de trouver une issue. C'est une petite fenêtre qui attira mon attention, un peu sur le côté de l'entrée majestueuse, qui semblait avoir été laissée ouverte, issue rêvée et miraculeuse. Appréciant de ne pas avoir les hanches de Lady Winston, je me glissais à toute allure dans l'échappatoire. Et il ne fallut pas bien plus de temps pour que mes pas crissent sur les graviers blancs en une course effrénée. Je dus cette fois escalader l'immense portail qui, telle la porte de chêne, se refusait à être aussi facile à s'ouvrir qu'il ne l'avait été à l'aller. Finalement, raide et crispée dans le halo projeté par le lampadaire de rue, je jetai un dernier coup d'œil dans le jardin soudain devenu à mes yeux sujet d'horreur. Et ce fut pour voir, figée au milieu de l'allée et douloureusement abattue, la nymphe nue. Elle tenait, serré dans son poing à la blancheur parfaite, le loquet de la petite fenêtre qu'elle avait sûrement dû forcer pour ma libération. Mon cœur, Anna, depuis cet instant, n'a cessé de battre sans souffrir. Ta sincère et dévouée amie, Moira
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