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Sergine


Pour information : Mes amis auteurs du scribtonautes m'avaient imposés "quelques" mots... les voici :p

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Sergine dévale les escaliers de son bureau. Elle doit se presser si elle ne veut pas manquer son bus. Emmitouflée dans son manteau, elle affronte le vent.

Elle se hisse dans l'autocar, glisse son passe sur le panneau de contrôle, va se tasser sur un siège au velours grisâtre. La tête rentrée dans les épaules. Elle débranche son cerveau. Ne plus penser aux dossiers de la journée. Ne plus être sollicitée.

Enfin son arrêt, elle pousse l'énorme porte de son immeuble qui claque sourdement derrière elle. Ascenseur, 5e étage. Moquette rouge élimée dans le corridor chichement éclairé.

Elle ferme à clef derrière elle. Souffle en retirant ses chaussures. Tandis que chauffe sa bouilloire, se déshabille, dégrafe son soutien-gorge dans un soupir de soulagement. Vêtements amples, mug brûlant, elle s'installe à son ordinateur. Ouvre son fichier texte, avale une gorgée. Sourire. Ses personnages ont attendu sagement tout le jour qu'elle ait enfin du temps à leur accorder.

***

Elle laisse tomber ses paupières, prend un inspire profond. Ce qu'elle préfère c'est ce moment particulier où elle pénètre dans son monde, s'en imprègne intimement. Quelques secondes à peine et elle aperçoit le pré verdoyant de la plaine de Moth. Quelques poneys shetland secouent paresseusement leurs longues crinières blondes. Le soleil est déjà haut dans cette matinée de juillet. Un chevalier aux armoiries de dragons couchés passe devant elle sans ralentir ni même la voir. Elle le connait bien, elle, pourtant.

À nouveau concentrée face à son écran, ses doigts dévalent le clavier, détaillant avec euphémisme la chevauchée du Seigneur Lorham. Elle frissonne de plaisir devant sa description, avale une gorgée de son thé noir. Sergine aime vraiment ces moments-là qui n'appartiennent qu'à elle. Elle n'a d'ailleurs jamais rien fait lire à qui que ce soit. Elle n'en ressent pas le besoin. Ces personnages vivent leurs vies juste pour qu'elle puisse y assister, spectatrice passionnée et silencieuse. L'écriture gravant dans sa mémoire leurs épopées fabuleuses. Après avoir longuement décrit la mise de son héros, elle s'accorde une pause pour croquer un morceau de chocolat. La tablette à demi consommée disparaîtra sans aucun doute avant la fin de la soirée.

Elle s'étire et plisse les yeux un moment pour se plonger à nouveau dans son univers. La nuit est sur le point de tomber, le chevalier a mis pied à terre et s'apprête à monter son campement dans la forêt. Pour se prémunir des margoulins et autres coupe-jarrets, il s'appuie sur son épée pour somnoler doucement au coin du feu. Quelques vers luisants flottent dans la pénombre, faisant jouer leurs reflets mordorés sur les feuillages frémissants des bois.

— Ma chérie, et si je cuisinais de la bisque de homard pour Noël ?

Sergine sursaute, elle n'avait pas entendu rentrer son compagnon. Elle fait un vague "hum hum" en réponse.

— Oh ! tu es en train d'écrire, excuse-moi ! lui sourit-il dans l'encadrement de la porte du bureau.

Elle lui envoie un petit baiser de la main puis prend note des dernières images déjà vacillantes dans son esprit.

Sergine entend son amoureux se faire couler une douche chaude. Elle en profite pour se plonger à nouveau dans son histoire avec délectation. Lorham n'a pas perdu de temps, à l'aube il a repris la route et s'approche à bride rabattue vers un bourg de bonne taille qui se mire sur une large rivière. On aperçoit déjà les poutres décoratives des maisons blanchies à la chaux relever leurs bardages de bois afin de tremper leurs fondations dans le clapotis de l'eau mouchetée de ciel.

En fronçant légèrement les narines, Sergine pourrait presque sentir l'été se réveiller et l'odeur des foins que l'on commence à couper alentour.

Le cliquetis de son clavier dévale à toute vitesse la rue principale et son brouhaha joyeux. Les boutiques s'ouvrent les unes après les autres dans un beau capharnaüm de caisses pleines de denrées, de couleurs et de senteurs.

Sergine est appelée pour le diner. À contrecœur, elle relâche son petit monde. Sur la table basse du canapé, un plateau de club sandwich l'attend. Quelle chance d'avoir un aussi bon cuisinier à demeure ! Elle jette un œil un programme, ce sera une vidéo universitaire sur la transmigration des âmes chez les Celtes. Sergine fronce doucement le bout du nez. C'est ça de vivre avec un professeur d'Histoire...

Installée tout contre lui, elle se laisse porter par ses rêveries en écoutant d'une oreille la voix monotone du documentaire amateur. Elle plonge sans le vouloir dans les méandres de son univers. À l'instinct, elle saisit qu'elle a quitté le lumineux héros pour se rapprocher de sa Némésis. L'endroit est sombre et rocailleux, quelques cadavres de petits mammifères ont attiré un essaim coprophage. À l'orée d'une grotte, Sergine frisonne. Elle sent que quelque chose de primaire, d'archaïque règne ici. S'enfoncer pour en éveiller l'odieuse présence c'est mettre son cher Lorham au mieux dans une position périlleuse, au pire... Ose-t-elle seulement y penser ? Mais cela est plus fort qu'elle, elle pénètre dans l'archétypale gorge rocheuse. Quand elle parvient au fond des ténèbres, un ignoble visage à la teinte blafarde, valétudinaire, se penche sur elle. Cette créature n'est-elle pas en train de la regarder droit dans les yeux ? Sergine se secoue un peu. Lorsque l'immonde sorcière agite quelques ossements à la fourrure encore collée de sang devant son nez, elle sursaute. Réveillée et passablement troublée par son mauvais rêve, elle se love contre son homme. Il l'enlace avec douceur. Lui demande si c'est son programme de la soirée qui la perturbe en souriant avec chaleur. Elle rit avec lui et reprend de la crème à la vanille parsemée d'éclat de pralines.

— Bryan ? baille-t-elle.

— Oui ma chérie ?

— Je pense aller me coucher si cela ne te dérange pas, finit-elle en s'étirant.

— Sans aller écrire avant ? la taquine-t-il.

— Je vais essayer, répond Sergine en tirant la langue.

Elle est à peine glissée sous leur immense couette colorée que son imagination retourne déjà battre la campagne de son univers chéri. Un batelier attend sur le port, vêtu d'un costume traditionnel de matelots, que des couples veuillent se balader dans les bras humides de la bourgade. Malgré ses intentions vénales, il sourit au Seigneur Lorham qui lui fait un signe amical de la main en ralentissant la rythmique soutenue des sabots de sa monture.

— Sapristi, lui lance l'homme, une bien belle bête que vous avez là !

— N'est-ce pas, Ron ? Je me la suis procurée de l'autre côté de la vallée. Une pouliche de toute beauté !

Face à cette scène cocasse, Sergine se retourne le sourire aux lèvres et s'endort enfin d'un sommeil sans rêves. Demain, elle sera de retour dans les bureaux de Sigma-Logistique et devra attendre encore une journée pleine avant de pouvoir retrouver son chevalier, le petit bourg, et les sombres desseins de la sorcière chamane.

Le matin est brumeux et désagréable. La nauséabonde présence d'un ivrogne à peine dégrisé dans le bus plonge les sens olfactifs de Sergine dans l'écœurement. La faune de la ville est déjà grouillante et dévale le bitume pour se rendre vers ses destinations laborieuses.

Un coup d'œil à la batterie de son smartphone lui indique qu'elle pourra continuer à écouter sa musique jusqu'à la fin de son trajet. Elle n'a pas oublié de le recharger cette fois ! Elle souffle de soulagement et ferme doucement les paupières.

***

Lorsque Sergine arrive à son travail, c'est avec beaucoup de regret qu'elle range ses écouteurs et les bribes de son histoire qui lui parvenait en ressac. À la place, elle salue la femme qui surveille les entrées et le pointage des badges, selon le protocole. Janine est à quelques années de la retraite, trop maquillée, rouquine par coquetterie et sent le Narta un peu rance. Elle est néanmoins gentille, quoiqu’atrocement loquace. Sergine file donc en indiquant par un geste imagé qu'elle est en retard à son poste.

Une fois installée à son bureau, Sergine entend le chef du service prendre à parti le nouveau sur une histoire de cartilage des volatiles. Ce dernier est colombophile et n'arrive à parler que de sa passion aviaire. Ce qui a pour effet de terroriser les novices qui ne savent pas quoi lui répondre et de lasser les anciens qui n'ont pas trouvé comment le faire taire sans le vexer. Pour éviter la machine à café, Sergine a son astuce. Elle pose sur son bureau son thermos de thé. Prête à en découdre avec des colonnes de données, elle se met sans tarder au travail.

Lorsque midi arrive, tous les employés se dirigent vers la cantine de l'entreprise. Certains avec plus d'enthousiasmes que d'autres. Le menu affiche des frites. Sergine sourit en pensant que décidément les gens ne grandissent jamais vraiment. C'est hypocrisie de le croire. Après avoir récupéré son plateau, elle va s'installer près de la blonde Linda. Cette dernière lui explique que la graisse qu'elle va ingérer aura de graves répercussions sur son organisme et que Sergine aurait du, comme elle, préférer se nourrir d'une banane riche en potassium et de vitamines hydrosolubles. Sergine sourit et lui dit qu'elle prend toutes les responsabilités inhérentes à sa malbouffe, en mangeant avec gourmandise quelques frites trempées dans un mélange ketchup-mayo. Linda soupire en répliquant qu'il ne faudra pas alors se plaindre de l'arrivée d'une surcharge pondérale. Après cet avertissement plein de sagesse, les deux amies discutent des actualités, des algorithmes et de se prendre prochainement un apéro avec leurs hommes.

La pause finie, chacune retourne à son poste. L'après-midi semble interminable, sans compter la somnolence provoquée par la digestion. Si Sergine faisait preuve de plus de mimétisme avec son amie, elle n'aurait pas de lourdeur après son repas. Oui, mais j'aurai faim ! rit-elle intérieurement. Au bout de quelques heures, la silhouette maigrichonne du responsable s'approche d'elle pour faire quelques insinuations sur la beauté des plumes blanches de son couple de volatile domestique. Sergine meurt d'envie de lui dire que les colombes ne sont rien de plus que des pigeons, mais elle se contente de lui sourire de façon sporadique tout en continuant à traiter ses lignes de chiffres. Son air affable l'aidant à ne pas souhaiter projeter cette tête d'ampoule monomaniaque à travers les séparateurs de l'open-space. Suite à cette vision fort prosaïque, voire archaïque, Sergine en conclut qu'elle a besoin d'une bonne scène de bagarre à décrire ce soir dans son roman. L'adversaire pourrait être un affreux individu avec un nez crochu comme un oiseau et dont l'objectif serait de tuer ses ennemis pour les donner à manger aux corbeaux. Un vrai éclair de joie intervient dans son expression polie. Malheureusement, cela encourage son interlocuteur à continuer son exposé sur la souveraineté des phasianelles. Oui, ça s'appelle aussi comme ça. Eh oui, elle préférerait tellement ne pas le savoir !

***

Malheureusement pour Sergine, le soir il y a un repas dans la belle famille de prévu, elle ne peut donc pas retrouver son précieux ordinateur. Mais le neveu de Bryan adore discuter avec elle et son imagination galopante est toujours un puits sans fond. Attentive, elle l'écoute disserter sur sa nouvelle idée d'histoire de super héros futuristes. Il a même amené des dessins crayonnés aux couleurs vives.

— Et là, tu vois l'héroïne, elle a une capacité géniale sur son équipement, c'est la nucléarisation des rollers qui lui permet d'aller vachement plus vite que n'importe quoi, tu te rends compte ?

Après avoir compris que le personnage principal a transmuté avec un animal sauvage non répertorié qui peut à la fois voler au-delà de l'atmosphère et plonger dans les plus basses profondeurs de l'océan, elle fait mine de trouver tout à fait logique que son équipe de justicier s'installe dans une base subspatiale. Bryan lui envoie un sourire empli de compassion et de tendresse pour l'infinie patience dont elle fait preuve dans l'écoute de ce récit débridé. En vérité, elle passe un bien plus agréable moment avec cette petite tête pleine de paradoxes spatio-temporels, qu'à parler cuisine et chiffon avec sa belle maman.

Pour finir, le gamin lui explique que le méchant a une acromégalie au visage, et que son encéphale pour être contenu doit être enfoncé dans un bocal. Il semble avoir mis beaucoup de soin à trouver ces mots scientifiques et il appuie dessus comme s'il détenait un trésor. Sergine rit de bon cœur. Il la regarde avec une moue presque vexée.

— Tu te moques de moi ?

— Pas du tout voyons, j'ai juste imaginé la tête de ton méchant, il n'a pas de chance, le pauvre.

Ils s'esclaffent tous les deux en mangeant leur gâteau au chocolat. Le reste de la table les regarde avec surprise et beaucoup d'incompréhension. Néanmoins, tout le monde s'en va heureux. Le petit agitant longuement sa main à travers la vitre du taxi à l'intention de Sergine.

Bryan embrasse langoureusement cette dernière avant qu'ils ne se dirigent vers leur bus nocturne.

Si elle réussit à être discrète, elle pourra peut-être se relever pour écrire au milieu de la nuit.

Lorsque son amoureux est enfin endormi, elle se glisse à pas de loup vers son bureau. Farfouillant dans le noir pour allumer son ordinateur, elle bouscule des ouvrages de français et de linguistique dont est féru son docte compagnon. Après avoir remis en place le fascicule sur les expressions idiomatiques, celui sur l'importance de la nasale intervocalique et avoir refermé le Bescherelle qui s'était ouvert au chapitre du radical du verbe dans sa chute, elle peut enfin s'installer confortablement et rejoindre son héros.

Celui-ci se trouve d'ailleurs en galante compagnie. Tandis qu'une belle brune à la poitrine retenue par une dentelle légère glisse sa taille recouverte de velours rouge contre ses cuisses musclées, il leur sert d'une main un peu de cervoise fraiche contenue dans un broc de taverne. Ils se situent dans une des chambres de l'étage. Celle-ci est plutôt propre et chaleureuse. Notre chevalier est d'humeur bien généreuse. Sergine considère le décolleté de la sublime femme qui badine près de son héros et comprend bien comme leur nuit va se terminer.

Déraillant brutalement dans son histoire, en tant qu'auteure, elle décide de rendre visite à l'ignoble Praticée, qui dans l'obscurité ourdit sa terrible vengeance envers le blond seigneur. Ne la trouvant point dans sa grotte immonde ni dans la lande envahie de ténèbres, Sergine frissonne.

Elle revient sur ses pas aussi rapidement que ses pensées la portent. Elle se glisse à travers la porte en bois massif qui la sépare de la pièce où batifole son héros.

Trop tard, la sublime créature a dévoilé son vrai visage, et penchée sur celui qui l'a tant de fois humiliée, sort une dague empoisonnée de son torse dénudé.

Sergine a une expression d'horreur tandis que ses doigts continuent à décrire inexorablement la scène.

Retournant se coucher, le malaise au cœur, elle remonte la couette épaisse sur son front, frissonne un peu. Et, se promet, avant de se pelotonner tout contre Bryan, que, dans le tome suivant, elle aura la peau de cette vieille bique ! Parole de Sergine !

Et dans ses rêves, elle écrit déjà les premiers rayons de soleil baignant la vallée de Moth...


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