Bouclettes brunes et iris azur trottinent derrière la grande silhouette pressée de Monsieur Lefranc. Petit minois emmitouflé dans une longue écharpe colorée, menotte glissée dans celle, immense, de son père, Millie l'accompagne au travail.
Il n'a encore aucune idée de ce qu'il va faire d'elle toute la journée, mais c'est ainsi. Nourrice malade. Aucune famille sur Paris. Monsieur Lefranc ne sait pas bien s'y prendre depuis le départ d'Elanor. Il est désarmé devant les yeux immenses de cette petite qui lui rappelle tellement la femme qu'il a aimée.
Il s'arrête brusquement, réalisant qu'il n'a pas fait déjeuner l'enfant. Ils s'engouffrent dans un des cafés de la place du Palais Royal. La décoration est moderne, criarde. Il hisse sa fille sur un tabouret haut et lui commande un chocolat chaud.
Millie observe son père, silencieuse, sage. Elle ne comprend pas pourquoi il est toujours si pressé, mais elle a bien saisi qu'elle ne devait pas le retarder. Une fois servie, elle boit son bol sans dire un mot. Se laisse essuyer la bouche à grand coup de serviette en papier, puis une fois reposée sur le sol, se remet dans le pas de son père. La cadence est d'autant plus élevée qu'à présent ils sont en retard.
Ils pénètrent dans l'enceinte du Louvre. Millie se tord presque le cou pour regarder les plafonds ouvragés de la bâtisse prestigieuse. Mais le courant l'emporte fort et elle manque de trébucher à cause des pavés du passage Richelieu. Ils arrivent finalement sur le parvis. L'immense pyramide de verre les contemple en avalant son lot de touristes matinaux. Le ciel est gris moiré et vient lécher la structure métallique pour se refléter en nappes cotonneuses dans ses vitres gigantesques. Ils traversent la cour Napoléon sans faire de pause, Monsieur Lefranc finit sa course devant une petite porte attenante au prestigieux musée. Une des nombreuses entrées de service.
Il est attendu pour plusieurs expertises, et il a déjà une bonne demi-heure de retard. Nerveusement, il enfile sa blouse blanche de spécialiste et se lave les mains au lavabo de fonction. Sur le point de quitter la pièce, il se rappelle qu'il n'est pas seul.
— Millie, commence-t-il, Papa doit travailler. Peux-tu m'attendre sagement ?
La petite observe le local mal éclairé, les casiers alignés et les chaises entassées dans un coin de la pièce minuscule. Elle se juche sur une d'elles, et hoche doucement la tête.
La porte masque aussitôt le départ de son père.
Le temps passe lentement quand on est seule et qu'il n'y a rien à faire. Millie a fini de compter les boutons de son petit manteau cintré, de nommer les couleurs de son écharpe et d'observer les fissures entre les carreaux en damier du sol usé. Mais son papa n'est toujours pas de retour. Elle se met donc sur ses pieds, tente de marcher sur les carrés blancs et jamais sur les noirs. Ce n'est pas si facile. Lorsqu'elle parvient ainsi jusqu'à la porte, elle réalise que celle-ci est entre-ouverte.
Le regard curieux se glisse dans l'interstice. Un couloir se promène dans une pénombre à peine ajourée par des fenêtres sales. Tout est silencieux. Ce ne serait pas si grave de jouer jusqu'ici, pense Millie.
Elle pousse doucement le battant et dépose ses pieds aux souliers vernis sur le tapis. En observant un peu mieux, elle y découvre des motifs. La voici bientôt, le nez à quelques centimètres des brins de laines colorées, à détailler les figures et les paysages représentés sur la trame.
Fronçant les sourcils, comme elle a déjà vu son papa faire devant des objets anciens, elle scrute la moindre arabesque à demi effacée par l'usure. Cela lui donne une drôle d'expression et fait légèrement loucher ses yeux. Elle finit même, dans sa concentration, par tirer un petit bout de langue entre ses lèvres roses.
Soudain, un mouvement attire son attention. Juste à l'angle de son regard, elle en est presque sûre, quelque chose a bougé. Tout doucement, presque imperceptiblement.
Elle tourne la tête pour s'en assurer, s'agenouille encore plus près du tapis. Rien !
Millie fait mine de se détourner. De nouveau, une brise légère, à peine une vague, une esquisse bleutée en mouvement, au coin des yeux, dans les fils rouges sombres.
À la récré elle est très forte pour jouer à 1, 2, 3, Soleil. Elle va réussir à voir au bon moment, c'est une certitude !
La petite fille s'assoit sur le sol et fait mine de regarder au loin, elle compte dans sa tête : 1... 2... 3... Solei... Elle se tourne brusquement et forme un énorme O avec sa bouche, les yeux écarquillés.
Dans l'étroit couloir, un grand dragon s'est ramassé tout contre les murs. Il a une gueule de chien étonné et de longs poils bleus et argentés. Ses iris immenses ressemblent à la mer, celle où la maman de Millie l'avait emmené l'été dernier.
L'enfant tend la main, se relève doucement, pour ne pas effrayer plus l'énorme créature qui tremble de crainte. Elle fait un pas, puis un autre. Millie trouve ce dragon magnifique, il ressemble à ceux des livres d'art de son papa. Par terre, une lourde boule de cristal tourne sur elle-même dans une lueur pâle.
— C'est à toi, gentil Dragon ? demande la voix fluette.
La créature fixe alternativement la petite humaine et sa précieuse perle céleste.
— Ne t'en fais pas, tu peux la reprendre, tu sais, sourit Millie.
Très précautionneusement, une gigantesque patte se tend pour attraper le trésor. Puis, se rétracte aussitôt, faisant palpiter toute la bête.
Trois nouveaux pas vers lui, et le dragon se recroqueville, en gémissant. Millie le regarde, embêtée.
— On peut être amis ?
La grosse tête velue se penche sur le côté, comme si elle cherchait à comprendre.
— Les amis sont gentils entre eux. Ils jouent ensemble. Ils ne se font pas de mal.
Un peu d'hésitation, puis l'échine se relâche très doucement, les yeux se plissent en deux fentes fines.
Millie avance encore, et à deux pas de toucher l'immense dragon, s'arrête et respire profondément. Elle sent son souffle frais tout près de ses gigantesques narines. Le long pelage soyeux se soulève et s'abaisse dans un ballet fascinant. Paume à plat, avec lenteur, elle caresse son étrange nouvel ami. Un sourire radieux éclaire son visage.
Il frotte son énorme museau sur le tout petit ventre de Millie qui éclate de rire. Puis, délicatement, il l'attrape avec sa patte libre pour la déposer sur son dos. L'enfant s'enfonce dans le pelage doux et cotonneux.
Le dragon se redresse, puis, d'un élan fluide, plonge dans le tapis. L'espace est chaud et épais, Millie est émerveillée. Au loin se dessinent des rivages, des royaumes, des palais. Sur des océans rouges et or, des silhouettes de navires s'éloignent vers l'horizon. La petite fille crie de joie lorsqu'ils traversent une nuée d'oiseaux flamboyants.
L'immense créature se pose sur les hauteurs d'un château magnifique. Les pattes étendues sur le toit en pagode renversée, le dragon ferme ses grands yeux. Millie lui caresse la nuque tendrement. Elle n'a jamais vu d'endroits aussi fantastiques. Si ce n'est peut-être, il y a si longtemps maintenant, dans les livres de conte que lui lisait sa maman. Elle soupire. Le nez blotti contre le pelage chaud de son ami, elle s'endort. Légère. Heureuse.
Lorsque Monsieur Lefranc revient de son expertise, il retrouve son petit bout de fille pelotonnée dans un angle du couloir. Elle serre fort dans ses bras une étrange peluche qui lui est familière. Il se rapproche pour observer l'objet. Avise une étiquette pliée sur le col de ce qui semble être un dragon d'inspiration chinoise et en lit le contenu : "A notre adorable Millie, pour ton anniversaire, bisous, Papa et Maman."
Monsieur Lefranc s'adosse contre le mur, et se laisse glisser jusqu'au sol, tout près de l'enfant endormie. De lourdes larmes dévalent ses joues. Il regarde défiler l'atroce film de cette journée maudite. Il revoit le visage d'Elanor, radieuse. Il entend à nouveau les mots qui sortent de sa bouche et s'envole de la fenêtre, dans la fraîcheur du matin, alors qu'il relève son col devant la porte de l'immeuble :
"Tu n'oublieras pas de ramener le cadeau de Millie que nous avons caché à ton travail ".
Puis, le noir. Le vide après l'appel fatal de l'hôpital. La fulgurance de l'accident. Le douloureux silence, qui n'épargne personne, dans l'appartement éteint de sa lumière à elle.
Un rayon de soleil vient se glisser à travers la saleté des fenêtres et se déposer sur l'expression paisible de la petite endormie.
Pour la première fois depuis des mois, Monsieur Lefranc regarde sa fille comme s'il la voyait à nouveau. Enfin sorti de son obscur cauchemar. Il observe les boucles légères sur ses joues roses, ses grands yeux ourlés de cils, ses doigts enfoncés dans les poils longs du jouet, et sa bouche fine au sourire paisible.
Alors, à défaut d'être un puissant dragon, le papa la soulève et la dépose délicatement contre son épaule. Elle se colle à lui plus fort, avec cette respiration profonde qu'ont les enfants.
Ce voyage-là n'est peut-être pas aussi merveilleux que celui de ses rêves.
Mais tellement plus précieux.