« Quand nous étions petits, mes frères et moi, et que Gunhild était encore un bébé enroulé dans ses langes, nous avions pour voisine une vieille femme du nom de Solveig. Enfin, voisine… Tu te souviens de comment était notre campagne du temps où nous vivions chez ton arrière-grand-mère. Je t’en ai montré des cartes postales en noir et blanc. Disons que la vieille Solveig se trouvait à moins de vingt minutes de marche, en été. Lorsque la neige était installée, il fallait s’y prendre quand même plus tôt. Mais on voyait bien les bardages rouge vif de sa petite bicoque. Elle y vivait seule depuis une bonne dizaine d’années. Son mari était parti d’un coup de froid, discrètement. Sans bruit. Un peu comme on sait mourir quand on est vieux.
À la Noël, sur la fenêtre de la Solveig, on voyait toujours une bougie apparaître à la nuit tombée. Elle restait allumée plusieurs heures jusqu’à ce que le vent ou le manque de cire ne l’éteigne. Je me souviens que ça m’intriguait pas mal. J’aimais bien me tenir des heures, le nez collé à la fenêtre, à regarder cette petite flamme vaciller, s’élancer, s’arque-bouter contre les intempéries hivernales. Une fois, j’ai demandé à notre mère pourquoi la vieille faisait ça chaque année.
— C’est pour son mari, avait-elle répondu en finissant de nourrir Gunhild au sein.
Je lui avais dit que je ne comprenais pas plus. Maman m’avait alors dit d’approcher. Je m’étais assis à ses pieds et je l’avais laissé me caresser les cheveux pendant que sa voix douce m’expliquait.
— Les vieilles gens de chez nous pensent que ce qu’on appelle à présent la Noël est une nuit un peu particulière. Une nuit où il fait très noir. Où il fait très froid. Les anciens croient que les morts viennent parfois, par nostalgie, par affection, rendre visite à leurs proches pour leur apporter un peu de chaleur, un peu de réconfort, des nouvelles d’eux de l’autre côté. Du coup, les vivants prévoyants mettent de la lumière à la fenêtre, toute la nuit durant, pour pas qu’ils se perdent. Ni à l’aller ni au retour.
Je trouvais ça plus beau encore. Et je suis retourné voir la flamme pour l’époux de Solveig frémir et s’étirer, une sorte de phare minuscule, scintillant sur l’étendue blanche de la neige.
Puis, l’année suivante, y avait pas de bougie à la fenêtre. Gunhild marchait déjà, elle était toujours accrochée à nos pantalons. J’ai fait signe à notre mère pour le lui dire. Elle s’est approchée, grave. Elle a appelé mes frères Ivan et Gulf. Elle a demandé au premier d’aller chercher la caisse à bougie et au second les allumettes.
Puis, quand ils sont revenus, elle m’a tendu deux bâtons de cire larges avec leurs mèches de corde.
— Tiens, Owen, mets-en deux sur la fenêtre, s’il te plaît.
Je l’ai regardée, j’avais des grosses larmes dans les yeux, mais j’ai allumé les deux bougies. Je suis resté à côté toute la nuit. Même que je m’y suis endormi quand l’aube s’est ébrouée sur la vallée. Je me suis réveillé enveloppé dans le plaid de Père.
Maintenant, Gunhild est mariée et elle a fait des beaux-enfants, qui ont fait à leur tour des beaux-enfants. Gulf est parti voyager, de temps en temps il revient avec des souvenirs plein les bras. Ivan a gardé la scierie de Papa. Mais tu vois, ce soir, pendant que ta grand-mère prépare le repas pour toute la famille, et que ta petite sœur furète autour du sapin pour y chiper des sucres d’orge, moi j’ai besoin de la caisse que tu trouveras près du buffet, peux-tu me l’amener ?
C’est bien mon garçon.
Celle-ci, c’est pour ton arrière-grand-mère. Celle-là pour ton arrière-grand-père. Une pour l’arrière-grand-oncle Olaf. Et ces deux-là, pour Solveig et son époux. Maintenant qu’elles sont toutes là, passe-moi les allumettes.
Voilà, Alban, avec une telle rivière de lumière à notre fenêtre, on va pouvoir partir manger tranquille, personne ne se perdra en venant nous voir cette nuit.
N’est-ce pas, mon garçon ? »
Et tandis que la petite tête blonde acquiesce silencieusement, ils regardent ensemble, un long moment, les flammèches danser à travers la vitre qu’ils ont refermée sur le froid.