Le pas lent, elle regarde des enfants la dépasser en riant, bousculant leurs parents occupés par des conversations du quotidien. Une expression amusée se déguise, fugace, en des rides étoilées. Elle tente d’ignorer la douleur lancinante de ses membres, le souffle en pointillé, elle continue sa marche à contre-courant du temps qui passe.
Des femmes moins âgées qu’elle lui sourient. Certaines la saluent d’un geste bref de la tête. Comme on prend connaissance d’un futur inéluctable, tout en désirant détourner les yeux. Un homme aux tempes grisonnantes presse le pas. Il a déjà peur de la mort.
Elle hausse à peine ses épaules frêles. Sa robe ajustée laisse glisser un peu de cette brise fraîche d’un hiver qui se retire, là, juste à quelques centimètres de son cœur.
La supérette est ouverte malgré l’heure matinale. Elle sort sa liste de son panier d’osier. Prend son temps. Tâte chaque légume, hume chaque fruit. La musique retentit étrange à ses oreilles, mais pas désagréable. Elle aimerait même chantonner si elle connaissait ces airs. Si elle avait des petits-enfants, ils lui apprendraient. Rêvasseries d’une autre vie.
Elle passe à côté des bouquets de roses et des chocolats mis en tête de gondole. Elle fronce le nez, quelle idée de prendre des fleurs dans cet état ? Elle n’ose pas déranger une employée qui réarrange le rayon. Elle n’est pas pressée. Pour ne pas avoir l’air d’être plantée là, elle fixe un long moment les paquets de café. Elle n’en a jamais bu, mais parfois elle en prend pour ses amis. Elle le dépose dans une large boite en métal pour le conserver, les visites sont si rares.
La jeune femme s’éloigne enfin. Après une discrète volte-face, elle met un long moment à choisir un assortiment de petites douceurs. Ce sera finalement les élégants biscuits roses de Reims. Ses yeux pétillent quelques secondes de gourmands souvenirs. Elle a presque envie d’avoir ce rire léger qui allait si bien à ses vingt ans. Une femme enchignonnée la regarde l’air sévère. Elle ne doit pas manger beaucoup de douceur celle-là. Discrètement, elle la suit des yeux pour la voir prendre un paquet de café noir. Elle croit se souvenir que celui-ci, c’est du Robusta. Pas un très bon en plus, lui avait expliqué sa copine Janine. Elle a envie de glousser, mais sa Maman lui a appris à se tenir. Y a bien longtemps d’ailleurs. Pauvre petite maman.
Un peu contrariée de s’être fait assombrir sa journée par cette vieille pie, elle dirige sa silhouette pas tout à fait voutée vers le boucher. C’est vrai qu’elle a encore un peu d’allure. Toujours plus que Micheline qui marche presque en angle droit. Quand le dos vous lâche, c’est toute une affaire. Une jeune femme se plaint en souriant que son bébé ne dort pas très bien la nuit. La bouchère la regarde avec sympathie. L’oreille tendue, elle récolte ces petits instants de vie des autres. Surtout si ça parle d'enfants. Elle n’a pas eu cette chance. Non que cela la rende triste, elle a vraiment aimé son histoire. Mais ça lui laisse toujours ce goût de curiosité, cette petite amertume sur la langue du « Et si... ». La maman s’éloigne aux rennes de sa poussette. Le poupon qui fait la fête la nuit s’est endormi dans la nacelle. C’est la bouchère qui la ramène à la réalité en lui demandant ce qu’elle souhaite aujourd’hui.
La liste est longue. Heureusement, elle a écrit assez gros pour se relire cette fois, malgré le petit tremblement de sa main. Elle repart avec son paquet emballé, soigneusement enfourné au fond de son grand panier.
Évidemment, il faut qu’elle tombe nez à nez avec la concierge de la rue des chênes. Elle l’écoute d’une oreille en hochant docilement la tête aux considérations sur le temps, sur la jeunesse qui n’est plus ce qu’elle était, et du monde qui marche à l'envers. Elle tente de réprimer un petit soupir de lassitude à peine déguisé. Hélas, la commère s’en rend compte et prend congé un peu vexée. Et puis tant pis, elle n’a pas que ça à faire ce matin après tout !
Après les quelques derniers achats, elle arrive enfin à la caisse. Ses genoux lui font plutôt mal, mais elle est contente de pouvoir encore bouger. Elle ressent l’impatience de celui qui attend derrière elle, tandis qu’elle dépose ses produits sur le tapis roulant. Elle hésite entre tenter de se presser ou bien ralentir plus ses gestes. Finalement, elle décide de l’ignorer. Qu’il court après sa vie, c’est son histoire après tout. S’il avait son âge à elle, il réaliserait qu’il n’y a vraiment pas de quoi se dépêcher.
Enfin dehors, elle plisse les yeux. Le soleil de février est bas et piquant. Cela lui arrache un petit sourire de satisfaction. Il lui reste le boulanger et le fleuriste à faire. Son sac est un peu lourd, mais ces précieux arrêts sont sur le chemin de la maison. Elle est dépassée par une femme montée sur des talons hauts et soigneusement gonflée au collagène. Son minuscule chien emporte sa maîtresse au-delà du rythme que peut tenir sa tenue. Il reste, de ce qui devait être une démarche chaloupée, une tempête de gestes désordonnés, accompagnés de petits cris aigus de mécontentement à l’adresse du canidé. En rentrant enfin dans la boulangerie, elle ne saura jamais si Fifi ralentira sa course pour laisser souffler son humaine. Elle hausse doucement les épaules, un rire silencieux au fond des yeux.
Elle ressort presque victorieuse. Elle a pu trouver ses pâtisseries préférées, et le pain est encore tiède du grand four à bois qui trône dans l’arrière-boutique. Son panier commence à lui tirer sur l’épaule. Elle peine un peu à garder l’équilibre sans arracher à ses poumons fatigués de profonds soupirs. En poussant la porte du fleuriste, elle se sent légèrement lasse. La fraîcheur ambiante et la beauté des fleurs l’apaisent un instant. Elle dépose son fardeau pour humer de larges roses épanouies. Habitué à sa cliente, le marchand de pétales la laisse tranquille avant de se permettre de la saluer.
Lorsqu’il s’approche pour lui parler, elle semble sortir d’un songe. Elle le regarde avec un peu de buée entre les cils. Ce parfum particulier lui fait se souvenir des matinées pleines de rosées, au côté de sa maman qui essuyait ses mains calleuses sur son tablier avant de soigner les rosiers. Tous les dimanches, avant la messe, mère et fille avaient ce petit rituel. S’occuper des fleurs. Alléger le poids des branches graciles de ses étamines fanées. Les admirer en silence s’éclore au soleil intimidé.
Elle finit par demander sept de ces belles dames anciennes, aux pétales épais et presque ébouriffés et à la teinte rose amour. Tout en savourant chaque geste du fleuriste, elle nomme pour elle-même les plantes d’ornement qui viennent s’ajouter au bouquet. Comme elle l’aimait le jardin de son enfance.
En quittant la boutique, elle se sent vraiment fatiguée. Les années semblent se rappeler lourdement à elle avec encore plus de force maintenant que ses souvenirs l’ont ramenée autant en arrière. Elle regarde un long moment le ciel clair au-dessus sa tête. Ne se rendant même pas compte qu’un jeune garçon et son vélo ont manqué de la bousculer. Un petit bruit de sonnette énervé s’éloigne de son indifférence.
Heureusement, son immeuble n’est plus qu’à quelques pas. Elle se dirige vers son chez elle avec l’énergie de la dernière ligne droite. L’ascenseur s’ébroue sur lui-même afin de revenir du troisième étage. C’est vrai qu’elle n’a pas rendu visite aux Martins depuis un bon mois maintenant, il faudrait qu’elle y pense. Les portes s’ouvrent. Son reflet la regarde sans ménagement. Elle soupire un peu. On ne peut pas être et avoir été, n’est-ce pas ?
Le « Ding » sonore la sort de ses ruminations. Elle est finalement sur son palier. Son cœur s’emballe un petit peu. Décidément, elle restera toujours une jeune idiote sur ce sujet. Retrouvant un peu de sa joie, elle ouvre la porte de son petit deux-pièces. Le silence l’accueille tel un chat affectueux.
Elle pose ses achats dans son coin cuisine, et ses mains s'attardent sur le magnifique bouquet de fleurs. Une émotion subite lui mouille les joues. Après quelques interminables secondes, elle s’empare des roses et se dirige vers la chambre.
Dans le lit, allongé, le visage penché vers la fenêtre aux rideaux blancs, il regarde au loin. Immobile, les yeux rivés sur l’éternité des secondes. Elle s’approche sans bruit, laisse son présent sur la courtepointe épaisse. Il tourne enfin son attention jusqu’à elle. Un très mince sourire sur les lèvres. Si mince. Si fragile. Elle pose délicatement un baiser sur le front ridé.
— Joyeuse Saint Valentin, mon amour.